→ Je suis un militaire dans l'âme. Aussi loin que je m'en souvienne, c'est ce que j'ai toujours espéré faire. Les petits soldats ne m'intéressaient pas tellement quand j'étais gosse certes mais ces hommes qui vont se faire descendre pour leur pays, c'est admirable. L'incertitude de rentrer au camp le soir, l'adrénaline d'un assaut crucial, le soulagement dans les yeux des civils que l'on ramène chez eux. C'est vrai, j'ai abandonné ma famille pour ça. Mais j'ai sauvé des vies aussi. Partir m'a fait du bien, je dois bien l'admettre. J'aime mon frère, plus que tout au monde bien sûr, il est même tout ce qui me reste. Mais c'est trop. Je suis épuisé d'avoir à m'occuper de lui depuis tout jeune, et m'éloigner de lui m'a fait du bien. Ça paraît ignoble, mais ça ne l'est pas tant que ça. Mon retour m'a permis de voir les choses différemment.
→ J'ai aimé mon métier. Mais il m'a changé. Bien sûr qu'il m'a changé. Je ne dors plus correctement depuis mon retour, je ne dors plus beaucoup de toute façon, c'est une habitude que j'ai prise là-bas. J'ai pris des vies, un certain nombre. Sans doute bien trop en fait. Qui suis-je pour décider de la mort d'un homme qui est en réalité mon égal ? Ces soldats n'ont rien fait de plus que je n'aurai fait, ils ont écouté leurs chefs, ils ont été entraînés pour ça et ils ne faisaient que leurs boulots. Je tente parfois de me raisonner en me disant qu'après tout, je faisais mon boulot aussi. Mais les choses ne sont pas si simples. La culpabilité ne me hante pas, non. Je n'exagère rien, à vrai dire, je suis juste.. Perturbé. Parce que justement, je ne ressens aucune culpabilité. Pas la moindre.
→ Je suis quelqu'un d'assez calme en règle générale. J'ai appris à l'être avec le temps, avec un gosse à nourrir, il faut nécessairement savoir garder son sang froid. Non que Jer' ait été un garçon turbulent, loin de là, il ne m'a jamais vraiment causé de problèmes, mais quand nos parents sont morts il m'a fallu gérer la nouvelle situation. L'organisation des funérailles, les papiers à remplir, les personnes à prévenir.. Je me suis occupé de tout, et j'ai continué à le faire par la suite. J'ai été soulagé d'apprendre que Jericho voulait reprendre l'affaire familiale bien que j'ai trouvé ça des plus glauques mais nous y avons été habitué dès le plus jeune âge. C'est une perspective d'avenir plutôt limitée, toutefois ça m'a permis de partir sans trop de regrets derrière moi.
→ Le célibat n'est pas franchement un choix de ma part. Non que les femmes ne veulent pas de moi, je suis, faut avouer, plutôt séduisant. Mais mon métier a fait que je n'ai jamais su rencontrer de fille exceptionnelle qui me fasse mettre un pied à terre. Je me souviens d'une lieutenante en Irak. Nous étions dans la même division, elle était ma supérieure hiérarchique. Naturellement il ne s'est rien passé, nous n'en avions pas le droit. Nous n'avons jamais été plus loin qu'un long regard et qu'un sourire discret échangé au détour d'une tente. Elle a été tuée l'année dernière selon un compagnon d'arme. Bien sûr qu'elle a été tuée. Comment cela aurait-il pu se passer autrement ?
→ J'aimerais beaucoup quitter Santa Rosa. Assez vite à vrai dire. J'ai besoin de m'en aller, de voir d'autres choses, qui ne baigneraient pas dans le sang. Une ville plus grande peut-être. New-York, pourquoi pas. Mais je ne peux me résoudre à partir en abandonnant Jer' une nouvelle fois. Il est mon petit frère, et sans doute qu'il n'a plus besoin de moi depuis longtemps mais quelle famille serais-je pour lui si je m'en allais de nouveau sans me retourner ? J'ai l'impression d'avoir tout vu et tout vécu, il me faut de la nouveauté. Un nouveau métier, une nouvelle maison, une nouvelle romance. Pour l'instant, je me contente d'une petite vie minable à côté d'un cimetière. Mais ça ne durera pas éternellement.
→ Je suis resté en Irak pendant dix ans. Dix longues années. C'est énorme. J'étais un gosse quand je suis parti. Je suis un homme aujourd'hui. Pas parce que j'ai eu le courage d'appuyer sur la détente quand c'était nécessaire, non, ça c'est l'instinct de survie le plus basique. Je suis un homme parce que j'ai appris certaines valeurs, j'ai vu une vie totalement différente de la nôtre. Les américains ne sont pas les maîtres du monde, ils ne sont que les esclaves de leur technologie et de leur argent. Je ne suis pas différent des autres, loin de là. Moi aussi je suis accro à mon téléphone. Mais eux, là-bas. Eux ils sont vrais. Ils sont réels, quand ils vous sourient, c'est sincère. Trop rare bien sûr, pour la plupart ils ont perdu des parents, des enfants, des frères, des soeurs. Des amours. En rentrant en Amérique, je me suis rendu compte que nous avions tout faux, nous ne sommes pas les "gentils". Dans une guerre, il n'y a pas de gentils.
→ Dix ans se sont donc écoulés. La ville n'est plus la même que quand je l'ai quittée. Les choses ont empiré, les gens s'en vont, les commerçants ferment leurs petits magasins de quartier. Ceux que j'ai connus autrefois ont changé aussi. Jer' a changé. Il s'est renfermé sur lui-même encore un peu plus, probablement par ma faute. J'aurai dû rester pour lui, c'est vrai. Il reste dans son cimetière, chaque jour, morose, triste, le regard vide de sens. C'est comme si.. Comme s'il ne ressentait rien. Mon petit frère est vide de tout, et ça fait quelques temps que c'est comme ça. Je ne me suis pas alarmé tout de suite, j'ai attendu trop longtemps. A la mort de nos parents, je me disais qu'il allait s'améliorer, que c'était le choc, qu'il retrouverait le sourire un jour. Force est de constater que tout ne se passe pas comme je l'aurai espéré.
→ Au-delà de tout cet aspect de mec torturé par la guerre, je suis quelqu'un de plutôt drôle, en fait. J'aime rire, l'humour est mon trait de caractère le plus marqué. Malgré que je sois relativement discret, quand j'étais au lycée, avec un ami, nous avons organisé un spectacle, avec des sketchs. On a eu un franc succès d'ailleurs. J'aurais peut-être dû continuer dans cette voie ! C'est un atout majeur de mon succès auprès des femmes. Non que je sois un séducteur né, ni un dom juan. Mais c'est vrai que ça aide pas mal. Deux trois blagues, un verre offert avec un sourire des plus charmants et le tour est joué. Ça fait vraiment salaud dit comme ça. Quoiqu'il en soit, j'étais le bouffon de la division, celui qui faisait rire après une journée difficile, après des pertes terribles. La plupart des soldats m'appréciaient je crois.
→ Je conduis une Chevrolet Impala noire 67', que j'ai hérité de mon grand-père. Cette voiture, ce petit bijou, c'est la prunelle de mes yeux. Elle a bien souvent été éraflée, égratignée, cabossée mais j'ai toujours réussi à la remettre en état, comme neuve. La mécanique ça me connaît un peu, j'ai tout appris sur le tas puisque je n'ai jamais été très proche de mon père. Maintenant que je suis rentré, j'envisage d'ouvrir mon propre garage, ça occuperait mes journées qui sont devenues bien longues. Mais pas ici, il ne passerait pas l'hiver de toute façon. L'Impala me permettra de bouger de cette ville et de changer d'air une fois que je serais décidé à partir pour de bon, ce qui ne devrait pas trop tarder si j'en crois l'ambiance étrange qui s'est installée depuis mon retour. Comme si je n'étais pas à ma place dans ma propre maison.
→ J'ai côtoyé des dingues dans mon parcours. En Irak, certains soldats sont devenus fous littéralement, il faut un sacré mental pour tuer un homme froidement. Et puis les terroristes, ces gens sont dérangés. En somme il y a bien longtemps que je n'ai pas discuté avec des gens normaux, dont les préoccupations premières sont de savoir ce qu'ils vont faire à manger aux gosses le soir-même. Ces questions ordinaires me manquaient je dois l'avouer.

« Griffins ! Bouge-toi merde ! » Nous étions sous les tirs ennemis depuis deux bonnes heures, et les pertes s’accumulaient. La chaleur n’aidait pas à la concentration des soldats, la fatigue commençait à se faire sentir puisque nous n’avions pas dormi depuis plusieurs jours. Les Irakiens ne nous rendaient pas la tâche facile puisque des soulèvements de population nous obligeaient régulièrement à nous défendre contre de simples civils, et j’imagine que c’était la partie détestable du métier. Je rejoignais ma lieutenante qui semblait en difficulté et la relevait rapidement puis nous partions nous abriter un peu plus loin afin de reprendre notre souffle.
Lorsqu’enfin nous sommes rentrés au campement, ce n’était pas en vainqueur. Nous étions épuisés, blessés pour beaucoup, traumatisés pour certains. Ce n’était pas une de ces journées durant lesquelles nous avions fait des miracles, à vrai dire ces journées étaient des plus rares. Ce n’était qu’un combat perdu, des morts nombreuses et des atrocités. Je m’effondrai contre un camion et me laissai glisser par terre, basculai la tête en arrière et fermai les yeux. Je fouillai au fond de ma poche, la main tremblante, et en sortis une petite photo : notre famille était si souriante, autrefois. Je devais avoir quatorze ans, Jer’ n’avait alors que cinq ans. Nos parents étaient fiers de leurs enfants et ils avaient de quoi l’être, nous étions bien élevés tout au moins jusque-là. J’étais content d’être là, même si les courbatures tiraient mes muscles douloureusement, même si j’avais plus que de cadavres que n’importe quel médecin légiste, mais je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que faisait mon jeune frère au moment où moi j’ôtais la vie d’un soldat irakien. Pendant que moi je subissais les raids et les bombardements ennemis lui devait probablement terminer une dissertation quelconque, s’enticher d’une fille qui lui offrirait son premier chagrin d’amour. Nous n’étions plus du même monde lui et moi, et pourtant il était tout ce qu’il me restait encore.

Je suis rentré depuis quelques semaines déjà, mais je n’arrive pas encore à le réaliser. J’entends encore le sifflement des bombes qui éclatent à quelques mètres des soldats, les cris des blessés et les pleurs que l’on doit à nos morts. Nombreux de mes amis sont tombés au combat depuis que mon retour et je ne cesse de penser que ma place est avec eux, sur le front, sous les tirs de nos ennemis. Au lieu de ça, je suis assis sur la chaise de notre salon, la chaise où s’asseyait souvent notre père, à regarder le feu brûler dans la cheminée sans un mot. Jericho ne parle pas non plus, aussi la maison est-elle plongée dans le silence depuis bien longtemps. Je n’ai pas envie de sortir de chez nous, mais je n’ai pas envie de rester enfermé. Il faut que je bouge, n’importe où, mais il faut que je bouge. J’ai peur de la démence, je sens qu’elle me tend les bras doucement et la tentation est forte. Mais je ne suis pas revenu pour offrir ce spectacle lamentable à mon frère, après ces longues absences il mérite mieux que cette loque humaine affalé sur sa chaise. Mon verre de fort dans une main, une lettre de l’armée dans l’autre, j’attends. Parce que je n’ai pas envie d’ouvrir une énième mauvaise nouvelle. Ça a été naturel pour moi de garder contact avec le front, ils ont été ma seconde famille pendant bien longtemps. Mais chaque fois que je reçois ces lettres, je suis dans un état de nerf terrible parce que je sais qu’elles annoncent systématiquement le retour d’un de mes camarades les pieds devant. Mes doigts décachettent l’enveloppe et sortent le papier tâché.
« Salut Griffin.
Les nouvelles ne sont pas bonnes. Les raids et les bombardements continuent et gagnent en intensité, les permissions ont été suspendues pour les officiers et les gradés jusqu’à la fin de l’année. Nous passerons les fêtes sur le front, encore. Nous avons réussi à reprendre l’aérodrome d’As-Salman, et l’avons remis en état de fonctionnement, il est aujourd’hui presque opérationnel. Pendant l’assaut nous avons perdu le lieutenant Hudson, je crois savoir que tu l’aimais plutôt bien. Elle était jeune, mais elle est morte en sauvant deux de nos soldats. J’espère rentrer bientôt pour retrouver mon fils. Si je ne rentre pas, dis-lui que je l’aime et que son père est mort en héros. »
Hudson.. Merde. Je savais qu’elle ne tiendrait plus longtemps, elle était bien trop courageuse. Téméraire. Je ne l’ai pas vraiment connue, elle était ma supérieure, et avait dans le regard quelque chose que j’aimais beaucoup. Mais ça n’aurait pas pu finir autrement, évidemment.